dimanche, 22 décembre 2013
4 BALZAC : PHYSIOLOGIE DU MARIAGE
Disons-le d’entrée de jeu : Physiologie du mariage n’est pas un roman. Le sous-titre éclaire déjà davantage la question : « Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal ». J'admire la triple ironie contenue dans "méditations", dans "éclectique" et dans "philosophie". Ce n’est donc pas un roman, mais ça n’empêche pas le livre d’être un merveilleux bijou de vachardise (voire de férocité à l’occasion).
L’auteur, célibataire endurci de tout juste trente ans quand paraît son « Traité », propose aux maris tous les moyens imaginables de se prémunir contre le risque inhérent, voire consubstantiel à l’institution maritale et à la vie dans l’état conjugal : le cocuage. Il fait semblant de leur donner tous les conseils pour ne pas avoir un jour « du cerf sur la tête » (Brassens, Le Cocu). Ce n’est pas pour rien que Balzac ne s’est marié qu’à la toute fin de son existence, et l’on peut admirer ici un formidable catalogue d’observations, par lequel il prétend faire le tour de la question en même temps qu’épuiser le sujet.
Il est certain que l’ouvrage a acquis un intérêt plus historique que pertinent dans le contexte actuel : le mariage, le régime matrimonial, la famille étant devenus ce qu’ils sont, une grande partie des remarques de l’auteur tombe à plat, si on les regarde avec l’œil des générations actuelles, habituées à obéir à leur moindre désir avant même d’en savoir davantage sur son origine, sa destination, ses conséquences et diverses considérations auxquelles seuls les plus anciens sont désormais accessibles.
Je veux dire que l’institution du mariage est devenue un supermarché où chacun trouve un produit à sa convenance, un produit dont une enquête marketing fine a permis de dessiner le « profil » adapté à sa « cible »; on pourrait dire aussi qu’elle est devenue un restaurant dont la carte proposerait tous les menus et tous les plats qu’il est possible de manger sur notre planète. Je veux dire évidemment que la notion même d’institution a pris du plomb dans l’aile, et que ce qui reste de son corps décharné agonise dans la liesse générale.
Pendant ce temps, une ribambelle de doctes intitulés « penseurs » et de cuistres autoproclamés « intellectuels », s’interrogeant sur le délitement du lien social et les moyens de le retisser, pondent des thèses sur le Progrès indéniable que constitue l’évolution dans les mœurs, tout en accompagnant, si ce n’est en précédant ou provoquant, par le contenu de leur « pensée », le dit délitement.
Michel Foucault et Pierre Bourdieu, entre beaucoup d’autres, ont fondé leur renommée sur leur talent à structurer et théoriser leur haine de l’ordre social, et en le « déconstruisant » patiemment et méthodiquement, pour en dégager et extirper l’insupportable odeur d’arbitraire. Jusqu’à faire découvrir au bon peuple ébahi, comme si c’était une nouveauté révolutionnaire, que la « culture » se différencie radicalement de la « nature », vieux cours de philo pour classes terminales d’après-guerre.
A cet égard, Physiologie du mariage apparaîtra, aux yeux des thuriféraires de cette « société en mouvement » (on se demande autant ce qu’est une société en mouvement : une société statique, ça n’existe pas, du moins aussi longtemps que les membres en sont en vie), comme un livre abominablement suranné, tout juste capable de motiver et d’intéresser je ne sais quel boutonneux soucieux d’accéder pas trop tard à une chaire en Sorbonne. Je ne sais pas vous, mais moi, quand j’ai refermé le livre, c’était comme si je m’étais abreuvé à la source Hippocrène. C’est sur le mont Hélicon, près de Thespies. Ah, le sabot de Pégase ! Je veux dire que je m’y suis « ressourcé ».
D’abord parce qu’on y retrouve une société où un partisan des institutions n’était pas encore considéré comme un ennemi public à anéantir. Ensuite parce qu’on sait, après ça, ce que c’est que la littérature. Et dire qu’il y a des gens d’un goût apparemment très sûr prêts à soutenir que « Balzac ne sait pas écrire » (citation d’un propos récemment entendu dans la bouche de quelqu’un d’éminemment sensé). N’en veuillons pas trop à la personne : de même que quelqu’un a dit : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, XXIII, 34, traduction du chanoine A. Crampon), certains ne savent pas ce qu’ils disent, et il ne serait pas charitable de leur en tenir rigueur.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 07 novembre 2013
HENRI BOSCO : LE SANGLIER
MONUMENT AUX MORTS DE MERIAL, AUDE
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HENRI BOSCO : LE SANGLIER
Ah le beau livre ! Je le dis sans ambages, bille en tête et sans détour : Le Sanglier est un des deux livres les plus puissants que j’ai lus qui soit sorti de la plume de Henri Bosco. Pour un peu, et si l’appellation n’était pas galvaudée aujourd’hui, je parlerais volontiers de chef d’œuvre. Et je tiens à l’adjectif « puissant ». J’avais gardé d’une première et ancienne lecture deux images. Celle de l’étreinte sauvage qu’une femme faisait subir dans le noir au narrateur. Celle d’un incendie démesuré. A la relecture, je les ai effectivement retrouvées, intactes et brûlantes.
Le narrateur, pour cette fois, on l’appellera « Monsieur René ». Il vient passer tous les ans deux mois de vacances au Mas des Ramades, situé au sortir du « Vallon des Cavaliers », dans le Luberon (on lit ce nom tour à tour avec et sans accent au cours du récit, et je refuse de me battre pour la cause de l’accent ou non sur Luberon.). Il aime ce « quartier » précisément pour son isolement.
LA MAISON DES CAVALIERS, AU DÉBOUCHÉ DU VALLON DU MÊME NOM
(PHOTO J.-P. BARÉA, POUR L'AMITIÉ HENRI BOSCO)
Pourtant cette année-là, dès son arrivée dans la carriole de Firmin, il sent quelque chose de changé. Quelque chose dans l’attitude de Firmin ? Dans le comportement de la Titoune, brave femme qui approvisionne « Monsieur René » ? Pourquoi Firmin s’attarde-t-il après l’arrivée, lui qui disparaît d’habitude sans demander son reste ? On dirait qu’il veut empêcher par sa présence la Titoune de dire des choses importantes à « Monsieur René ».
Et puis surtout, le premier soir, quand les deux se sont retirés et que « Monsieur René » se retrouve seul, il est soudain pris de panique, à cause d’une « présence » menaçante qui s’est introduite dans la maison, un être sans visage et sans forme dont il discerne vaguement le contour dans l’obscurité. Heureusement, cette menace, il sent bientôt qu’elle a disparu.
Chose curieuse, au même moment, la Titoune, sur le chemin du retour (qu’elle connaît comme sa poche) a tellement la frayeur de sa vie qu’elle en tombe sur le derrière, qu’il faudra que le Titou s’inquiète et aille la chercher, et que dorénavant, pour rien au monde, on ne la ferait revenir aux Ramades. Il faudra que Firmin demande à sa nièce Marie-Claire, jeune fille de seize ans, de s’occuper du ménage et de la cuisine de « Monsieur René ».
Ce qui se passe dans la tête de Marie-Claire n’est jamais expliqué, seulement montré et raconté, et encore, pas en entier. Le personnage tient un peu du caractère de Tante Martine : un cœur aimant et généreux, mais un refus farouche de le laisser paraître, qui donne aux réactions et gestes le rugueux nécessaire à la dissimulation de la tendresse. Ici, le carnet des comptes : quand un sentiment se met à affleurer, elle réclame la somme que son patron lui doit pour l’achat de quelques légumes. Passez muscade.
Mais au fil du récit, le masque se fendille. C’est une irruption surprenante aux Ramades en pleine nuit, pour demander à « Monsieur René » de ne pas retourner « là-bas ». C’est, au cours d’un affût à l’observatoire ménagé par Firmin au-dessus de la clairière nommée le « Repos-de-la-Bête », une tache claire que le narrateur aperçoit au loin sur une grande table de pierre au-dessus d’une falaise. Tout se passe comme si Marie-Claire tenait à son maître et veillait sur lui pour écarter le danger.
Car il y a du danger, comme on le comprendra progressivement. Le lecteur croit d’abord que c’est ce colosse accompagné d’un énorme et redoutable sanglier, aperçu lors du premier affût en compagnie de Firmin dans l’observatoire aménagé quelque part au cœur de la montagne du Luberon. L’animal qui donne son titre au livre est plus libre, en quelque sorte, que l’hercule qui hante la montagne, car il en franchit la limite, comme « Monsieur René » le constate un jour juste devant chez lui. Le colosse, lui, ne le fera jamais.
Mais attention quand Firmin lui tire dessus et le rate : la course effrénée dans laquelle les deux hommes se lancent pour échapper à la poursuite du géant et de la bête ne leur permet qu’in extremis de se trouver en sécurité. Dans l’affolement, René en a laissé sur place tout son matériel de peinture. Firmin prétendait tirer sur l’animal, mais bizarrement la ligne de mire du mousqueton Mauser que lui a prêté son compagnon d’aventure s’est déporté en direction de l’homme : résultat la balle est passée entre les deux.
Un degré supplémentaire dans l’intensité est franchi lorsqu’intervient une étrange femme aux cheveux noirs, aux yeux flamboyants, au corps sauvage. « Monsieur René » l’observe dans le vallon désormais familier : elle aussi semble craindre le colosse et le sanglier. Une nuit où, étendu sur son lit, tout habillé et dans l’obscurité, elle s’introduit dans la maison et se jette sur lui pour l’étreindre avec une incroyable sauvagerie. Puis elle s’échappe.
La suite est haletante : Marie-Claire était là, elle s’enfuit, poursuivie par la gitane furieuse, puis, à une certaine distance, par le narrateur. Celui-ci arrivera dans le vallon trop tard pour sauver l’adolescente : l’autre aura eu le temps de la saisir pour la précipiter dans un « trou de charbonnier » où elle se brise les reins. Puis il entend Firmin tirer sur la Caraque.
On extrait Marie-Claire de son trou, on la porte jusqu’à un abri de berger : elle est morte. Mais ce n’est pas fini, car les Caraques sont toute une tribu. Ils campent dans un château abandonné. C’est la femme sauvage qui les domine et sans doute les commande. Ils veulent, on ne sait pourquoi, récupérer le corps de l’adolescente. Une bataille sévère s’ensuit, où le narrateur se découvre dans le colosse un allié imprévu, qui taille très vite des coupes claires dans les rangs des Caraques.
Et puis un incendie se déclare après une série d’explosions. Le narrateur aperçoit la femme sauvage sur la terrasse de pierre dominant une falaise. Elle semble terrifiée. Il y a de quoi : le sanglier débouche de l’obscurité. Elle recule, et finit par tomber dans le vide. Justice est faite.
Au total, un livre où s’affrontent des forces primitives. Un livre violent, mais où la brutalité est graduée avec une science incroyable du début à la fin. Et un livre dont le programme est quasiment annoncé dès les premières pages, animalité, violence et incendie compris.
Un roman magistral.
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 05 novembre 2013
HENRI BOSCO : HYACINTHE (suite et fin)
Hyacinthe, de Henri Bosco.
« Maintenant l’hiver me donnait un pur paysage moral détaché de la terre. La moindre branche s’y dessinait, grêle et précis ; et j’avais un plan de candeur où placer les figures de l’âme. Sur cette surface à peu près irréelle, j’imaginais à mon usage, une géométrie sentimentale, où les courbes du souvenir, du regret, de l’espoir, semblaient formulées par une intelligence tendre. Nul obstacle. J’avais fourni aux opérations de mon âme une surface issue de l’âme même. Les constructions les plus hardies tout à coup devenaient possibles. Dans un monde où plus rien n’arrêtait le développement de mes desseins, l’agilité de mon esprit acquit alors une aisance inattendue. J’errais autant et plus vite que jamais. Je m’étais délesté de ces voluptés qui vous traînent ou vous ralentissent. Rien ne me tentait plus. En moi ne survivait qu’une passion plus légère que moi. Je ne vivais plus dans les formes colorées ; les odeurs m’atteignaient à peine ; et je me tenais, par miracle, au cœur d’une lucidité éclatante et fragile. Mon esprit pénétrait partout, et je me voyais. »
Je tenais à citer ce passage un peu long (qui incitera peut-être, allez savoir, mon lecteur à ouvrir Hyacinthe) pour donner une idée de la chose. Henri Bosco, dans plusieurs de ses livres, met ainsi en scène des personnages qui se demandent combien ils sont à l’intérieur d’eux-mêmes, et si ce n’est pas un autre, un étranger qui, au-dedans, est le vrai maître des lieux. On lit même ceci : « Mes souvenirs ne me reconnaissaient pas » (p. 168). Bien sûr l’auteur veut signifier par là qu’il est devenu un autre, mais j’y vois aussi l’afféterie de quelqu’un qui « fait des manières » et des préciosités.
J’avoue être moi-même assez étranger à ce genre de questionnement et aux problématiques qui en découlent. Il me semble qu’il y a, dans une telle interrogation, quelque chose qui ressemble à une « angoisse de nanti ». Je ne méprise certes pas, à cause des dimensions éventuellement métaphysiques auxquelles elles conduisent, mais pour mon propre compte j’y vois des questions oiseuses.
Et puis il y a Hyacinthe, évadée du mystérieux et immense domaine de Silvacane, alias « Le Jardin », dont le maître est un vieillard (tiens tiens). Elle fait irruption à « La Commanderie » le soir du 25 décembre. Quand on a lu les évocations d’Hyacinthe dans les autres ouvrages, il faut comme qui dirait un « temps d’accommodation », car la dernière fois que je l’ai croisée, c’était une fillette d’une dizaine d’années, petit animal vidé de son âme, qui ne faisait que si on lui disait de faire. Ici, le narrateur a à faire avec une femme jeune et belle (et ardente).
Ailleurs, je me souviens d’une fillette joueuse et impérieuse. Bref, c’est compliqué. Je ne suis même pas sûr qu’en raboutant tous les morceaux épars de l’histoire d’Hyacinthe comme les pièces d’un puzzle, on arriverait à une image homogène. J’avoue que le personnage m’intrigue beaucoup, même si j’ai un doute quant à la cohérence (et à une autonomie possible) de l’ensemble des données fournies par l’auteur au fil des livres. Mais que cela puisse intriguer (à force de récurrence du thème) est déjà le signe d’une réussite romanesque.
Hyacinthe est publié en 1940. Le narrateur n’est jamais nommé. Celui du Jardin d’Hyacinthe (1946), en revanche, s’appelle Méjan de Mégremut. Et, après avoir fait figurer le passage de L’Âne Culotte où M. Cyprien, le vieillard magicien, kidnappe la fillette de « La Saturnine » après s’être rendu maître de son esprit, le narrateur prend ses distances avec son « concurrent » du premier livre : « Car cette histoire a déjà été racontée, mais d’une manière bizarre. (…) Cette fille n’y apparaît que comme un fantôme impalpable. D’où vient-il, où va-t-il ? on ne sait. Il semble ne surgir du milieu de ces brumes que pour donner un corps, fût-il fugitif et décevant, aux rêveries effrénées de cet homme – d’ailleurs anonyme – qui prétend en dire l’histoire ». Bosco s’amuserait à brouiller les pistes qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Mais je l’ai dit, dans Hyacinthe, il n’y a pas qu’Hyacinthe. Il y a aussi et surtout le narrateur envahissant, avec le poids, la surface et l’opacité de ses états d’âme. J’imagine qu’il s’écrit des tas de thèses universitaires épaisses comme des encyclopédies qui s’écrivent sur Henri Bosco. Dans le tas, ce serait bien le diable si l’une au moins n’avait pas pris pour sujet central un thème presque central de l’imaginaire de l’auteur : la convalescence.
Que de convalescences, en effet, chez les narrateurs de Bosco ! Souvent elle suit un moment d’exacerbation nerveuse qui va jusqu’à produire un délire, aboutissant à un évanouissement. Mais à chaque fois, une mystérieuse main secourable intervient pour retirer la personne de la zone de danger, la mettre à l’abri et en prendre soin jusqu’au rétablissement.
Je comprends bien pourquoi la convalescence (plus ou moins prolongée) attire le romancier : c’est un état intermédiaire de la conscience, où celle-ci, rendue poreuse à l’extrême par la maladie proche, hésite entre le délire et le discours de la raison. Toutes les ambiguïtés sont alors permises, y compris les hallucinations présentées comme vérités et les observations présentées comme illusions. Durant la convalescence, la conscience est essentiellement réversible entre ces deux états. Et je ne doute pas que l’expérience personnelle de l’auteur en la matière soit la source directe des récits de convalescence qu’on trouve (un peu trop) souvent chez lui.
Les narrateurs de Henri Bosco sont, à n’en pas douter, une espèce fragile des nerfs. Obnubilé par son désir de voir au-delà des apparences, le narrateur « boscien » perd facilement celles-ci de vue, pour se laisser conduire par des forces qui en font la victime désignée de celles qui s’affrontent hors de lui, au-dessus de lui. Il en réchappe de justesse (L’Antiquaire, Un Rameau de la nuit, …), et puis sa conscience se recompose.
La convalescence du narrateur, dans Hyacinthe, montre celui-ci très faible, après avoir échappé à la mort dans des circonstances à la limite du crédible (une glissade dans la neige le projette dans la cave d’une maison où se réunissent les Caraques qui lui veulent du mal). Mais je ne suis pas contrariant. La convalescence dure, dure, dure. On comprend qu’il n’est plus à « La Commanderie », mais à « La Geneste », entre les mains fidèles et discrètes du couple de vieux serviteurs de l’ « autre ».
Le dernier épisode met en scène la rencontre entre le narrateur et le mystérieux maître du mystérieux domaine de Silvacane (j’espère qu’on excusera et comprendra l’obsédante apparition du mot « mystérieux »), appelé tantôt le « Jardin », tantôt le « Paradis ». Cyprien est très vieux : « … si vieux que j’ai fatigué la vieillesse » (encore une coquetterie de formule). Il livre à l’anonyme qui l’écoute quelques explications.
Tout ce qu’il a fait, il l’a fait par amour. Il comptait sur Hyacinthe (qu’il a volée) pour récupérer Constantin Gloriot. Il a échoué. Il espère qu’Hyacinthe et Constantin seront assez malheureux dans leur vie terrestre pour décider de se retrouver au « Jardin » et y refonder le « Paradis ». Et c’est alors qu’il aura leurs âmes. Il précise aussitôt que ce n’est pas pour son propre compte (mais alors pour le compte de qui ?).
Si j’ai bien compris (ce qui n’est pas sûr), la leçon de tout ça est que tous ceux qui manifestent le projet de refonder le paradis sur terre sont des gens dangereux. Si quelqu’un a une autre explication, merci d’avance. Je suis personnellement bien convaincu que vouloir sauver l'humanité c'est préméditer de commettre une crime contre ladite humanité. C'est d'ailleurs pour cette raison que la seule institution humaine qui m'inspire toute confiance (puisqu'il n'y a rien à en attendre, que ce soit en positif ou en négatif) est celle qui est nommée ci-dessous.
J'ajoute que la littérature non plus n'a pas pour vocation de sauver le monde. Parce que le monde, je vais vous dire, il est rigoureusement impossible de le sauver. Il ira ce qu'il ira. Avec nous dessus.
Voilà ce que je dis, moi.
lundi, 04 novembre 2013
HENRI BOSCO : HYACINTHE
HYACINTHE, de Henri Bosco.
En ouvrant ce livre, je me disais : « Enfin, m'y voilà arrivé ! Je vais enfin découvrir le fin mot de l'énigme !». Eh bien non. Que nenni ! Je dirais même que le mystère s'est épaissi, une fois le livre refermé.
Ce livre, je l’avais enfoui sous des piles. C’est en entreprenant des fouilles quasi-archéologiques que je suis tombé dessus. Manque de chance, c’était après en avoir acheté un autre exemplaire chez un bouquiniste. Remarquez que je ne me plains pas, parce que j’y apprends quelque chose. En effet, comme c’est non pas la 22ème, mais la 10ème édition, la liste des « Œuvres de Henri Bosco NRF » a la bonté de signaler, non seulement les œuvres que Gallimard n’édite pas, mais fait figurer pour chaque titre, entre parenthèses, l’année où il fut publié.
C’est ainsi que je découvre que Pierre Lampédouze, dont j’ai parlé très récemment, apparaît dès 1924, et donc qu’il précède Irénée (1928) que, excepté pour ce qui est du thème, je plaçais dans le même registre, mais avant. L’ordre est rétabli, ma conscience, désormais appuyée sur une certitude, en est tranquillisée. Et la chronologie présentée dans la notice wikipédia serait bien inspirée de mettre le nez en page 4 du bouquin.
Alors le livre, à présent. Et d’abord le personnage même d’Hyacinthe. Cette fille qu’on rencontre bien souvent dans les livres de Henri Bosco, soit qu’elle existe en chair et en os (si l’on peut dire) dans le récit, soit qu’elle soit, juste en passant, à peine évoquée comme un fantôme, ou comme une âme, cette fille donc est certainement le personnage le plus étrange qu’ait élaboré l’auteur. Je dirai même le plus fascinant.
Tante Martine, par lequel j’ai commencé mon parcours dans l’œuvre de Bosco (mais le dernier ouvrage publié de son vivant), montre, devant le « Mas de la Sirène », une bande de vingt Caraques, dominés par un vieillard, invoquer l’âme d’une femme qui serait prisonnière d’un arbre. On apprend dans Barboche qu’Hyacinthe a été enlevée à l’âge de huit ou dix ans, dans sa maison de La Saturnine.
Dans la maison mystérieuse dans la montagne où Pascalet est emmené, on croise encore une tribu de Caraques qui, cette fois, veulent brûler l’arbre dans lequel l’âme d’une femme est enfermée, au risque de provoquer un gigantesque incendie. On trouve ça dans Mon Compagnon de songe. Bon, je ne vais pas faire la liste. Disons que le thème de la gamine enlevée par un vieillard qui l'a vidée de son âme, désormais insérée dans un arbre, pour lui insuffler une nouvelle mémoire entièrement élaborée par ses soins, est récurrent dans les livres de Bosco, pour ne pas dire obsessionnel.
J’ignore tout des sources où l’auteur a puisé ce puissant fantasme, mais de toute évidence il y tient. Apparemment plus qu’à une simple clause de style. Faute d’éléments pour guider une éventuelle recherche, il est vain de s’interroger sur la signification de ce retour obstiné d’une image à ce point étrangère à nos habitudes rationnelles, pour ne pas dire totalement invraisemblable. Remarquez qu'à tout prendre on pourrait y voir une expérience de lavage de cerveau par l'hypnose (avec une dose de sorcellerie). Pourquoi pas ?
Et ce n’est pas le contenu du livre qui porte le nom de l’héroïne qui risque de nous éclairer. D’autant plus que le sujet principal semble fort éloigné : le narrateur (toujours un « je », cette fois anonyme, c’est là que Henri Bosco est le plus à l’aise et le plus fort) est parti pour une expérience intérieure, que le lecteur est invité à ressentir à son tour.
J’avoue que j’ai du mal à suivre Bosco dans ces voyages d’une âme à travers des états successifs, qui sont la manière dont son personnage prend conscience du monde qui l’entoure, de la présence des autres, de la matière dont est fait l’univers, mais aussi des couches d'être qu'il porte au fond de lui, et qu'il s'efforce d'amener au jour, strate par strate.
Le narrateur est venu habiter une vaste maison, « La Commanderie », dans un pays perdu : le plateau de Saint Gabriel. Ce qu’il vient chercher : une expérience profonde de la solitude, sans doute parce qu’il est à la recherche de lui-même. Ce livre est le récit d’une quête intérieure, et sans doute d’une quête de la transcendance. La seule personne avec qui il soit en contact (et encore !) est Mélanie Duterroy, qui vient trois fois par semaine, avec son chien Ragui (un indomptable), s’occuper du ménage et de la cuisine. A part ça, il est rigoureusement seul.
Enfin, pas assez rigoureusement, car non loin de chez lui, on aperçoit le mas de « La Geneste ». Il sait qu’il est occupé par un homme (on apprendra qu’il s’appelle Constantin Gloriot) et un vieux couple de domestiques, mais qu’il n’a jamais vus. La seule chose à voir est la lampe allumée chaque soir à une certaine fenêtre, et qui brille toute la nuit. Beaucoup d’interrogations s’ensuivent.
Le narrateur va même jusqu’à se demander si ce n’est pas le voisin qui occupe « La Commanderie » et lui-même qui occupe « La Geneste ». On dira qu’il a des troubles de l’identité. Je suis toujours assez réfractaire, hélas, à ces doutes qui, ici, ont tendance à se dédoubler, se démultiplier et s’ouvrir sur de nouvelles angoisses embrayées les unes dans les autres.
Cela ne s’arrange pas quand le narrateur découvre la zone des étangs, où il passe des heures étendu sur le dos à contempler, à écouter et à flairer. A se perdre dans des considérations abstraites dont le rôle est apparemment d’introduire au monde sinon mystique, du moins mystérieux dans lequel il se complaît. Un vieillard énigmatique va même jusqu’à le déposer un jour dans sa barque pour le redéposer sur une berge plus près de chez lui après lui avoir fait « faire un tour » sur les canaux. Pourquoi pas ? Le lecteur reste perplexe.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 01 novembre 2013
BOSCO : M. CARRE-BENOÎT
Aujourd'hui 1 Novembre. L'onzième mois de l'année, mais le neuvième quand elle commençait en mars, comme le montrent les noms des quatre derniers mois de l'année civile (sept-, oct-, nov-, déc-). C'est la Toussaint. Mais notre époque a renié les saints, même si elle en a gardé sur l' « Almanach du Facteur », autrefois appelé « Calendrier des Postes». Mais même là, ce ne sont plus des Saints, ce sont juste des prénoms.
PETITE AQUARELLE SIGNEE I. OU L. CHEVALLIER
En l'honneur des morts en général, et de ceux de 14-18 en particulier, j'ouvre aujourd'hui un nouvel album que je leur ai consacré pour les honorer. C'est dans la colonne de droite. Il y en a 100. Il pourrait y en avoir 36000. On est obligé de se restreindre. Ici, j'ai mis des photos des monuments aux morts qu'on voit dans les communes dont le nom commence par la lettre B. Chacun porte, gravé dans la pierre ou le métal, un nombre variable de noms d'hommes. J'inscris ces photos sous la bienveillante aile protectrice d'une belle phrase trouvée dans un livre de Henri Bosco : « UN NOM RESSUSCITE LES MORTS ». Le titre en est Le Jardin des Trinitaires. Merci aux lecteurs de feuilleter.
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MONSIEUR CARRE-BENOÎT A LA CAMPAGNE (fin)
L’industrie, s’installe aux Aversols, à l’initiative de M. Bourmadier, mais l’animation ainsi créée sera éphémère.
D’abord parce que des résistances commencent à se faire sentir. L’opposition de Me Ratou le notaire était connue de longue date : il n’aimait pas le maire Troupignan, ni la commerçante Mme Ancelin. Ratou est un homme de l’ombre qui dissimule sa puissance sous des dehors ternes. Renseigné sur tout ce qui est important par Jabard, son métayer, et Piqueborne, un vagabond qui lui sert d’homme de main, il sait tout. On a même l’impression qu’il peut tout, à commencer par les cours de Bourse, qu’un mot de lui est à même d’enflammer ou de couler.
Et puis il y a l’instituteur Tavelot, un original, un républicain, un athée, d’aspect chétif, mais intraitable en tout ce qui touche la Liberté. Bénévole et à la retraite, il a lui-même retapé l’école pour que les enfants des Aversols cessent de courir des kilomètres. Comme il fait froid l’hiver, il demande du bois de chauffage, que Troupignan se refuse à lui fournir, mais que Carre-Benoît, une fois élu maire, se fait fort de lui obtenir.
Comment ? Tout simplement en faisant abattre Timoléon, l’énorme et vénérable peuplier planté sous la Révolution. Le sang de Tavelot ne fait qu’un tour, et quand le charroi se présente devant l’école, il refuse le bois et envoie tout le monde au diable. Abattre ainsi un « Arbre de la Liberté », cela ne se fait pas, Monsieur, tout Maire que vous êtes !
Mais il n’y a pas que l’écharde Tavelot dans l’épiderme de la ville : il y a Léontine Chicouras, avec son feu qui la dévore. Ici ce feu s’appelle « curiosité ». Il faut savoir que la maison léguée à Hermeline Carre-Benoît par sa tante, déjà totalement hypothéquée à Me Ratou (sans que Fulgence le sache), subit en plus une clause spéciale : si les scellés apposés, par volonté de la testatrice, à une pièce du grenier venaient à être brisés, le testament serait immédiatement caduc, et le ménage Carre-Benoît perdrait aussitôt tous ses droits.
C’est précisément cet interdit absolu que Léontine ne supporte pas. Elle dérobe la clé, ouvre, mais n’est pas encore entrée qu’elle voit au fond de la pièce non seulement un cercueil ouvert, mais aussi un long corps maigre qui se déplie et qui en sort. C’en est trop pour la curieuse, qui tombe foudroyée, comme morte. Elle ne restera que paralysée, ce qui est peut-être pire. Le corps était celui de Piqueborne.
Mais la grande catastrophe est encore à venir. Au moment où l’on apprend que l’industriel Bourmadier a disparu de la circulation, ses sociétés font faillite ou sont mises en difficulté. Aux Aversols, les rats quittent le navire. Carre-Benoît est ruiné. On apprend accessoirement que la plupart des maisons de la ville sont hypothéquées au bénéfice de Ratou, et que comme les habitants ont, dans l’enthousiasme, vidé leur bas de laine pour acheter les actions de Bourmadier, ils sont eux aussi ruinés. Ratou rafle tout.
A sa mort, c’est le bon, terrible et mystérieux Jabard, chef de toute une redoutable famille, qui hérite, devenant le maître d’un domaine énorme et immense.
Au total, un livre qui se voudrait plus féroce qu’il n’est finalement. Le personnage qui lui donne son titre est (volontairement) trop caricatural pour exister complètement. A force de simplifier un caractère, le romancier sait qu’il le vide de substance. Carre-Benoît reste amusant. J’ai l’impression que Bosco, en le créant, a relevé une sorte de défi, pariant qu’il était capable de conduire un tel récit. Et je le dis : il est capable.
C’est surtout, en définitive, un livre moral (le Bien contre le Mal, l'Esprit contre la Matière, la Vie contre la Bureaucratie), où l’auteur réussit à insérer des personnages selon son cœur, qui portent ici la part d’univers habituel auquel, même dans cette fable caustique, il ne saurait renoncer tout à fait. Il y a la douce Hermeline, cette épouse effacée vite captée par les forces bénéfiques incarnées par la servante Zéphirine et l’anodin, terrible et avisé notaire.
Il y a le clan des métayers Jabard, intraitablement fidèle à Me Ratou. Il y a l’évasif et efficace Piqueborne, vagabond à tout faire. Et il y a, au cœur de la toile d’araignée, ce personnage de notaire, ce Maître Ratou qui fait pendant au Maître Dromiols de Malicroix. Tout aussi diabolique que lui, il est cependant présenté comme faisant partie de l’Axe du Bien.
Mais à la fin Ratou rafle tout.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 22 août 2013
BOSCO : UN RAMEAU DE LA NUIT
Je suis dans Henri Bosco, j'y reste. A la réflexion, on y est bien accueilli. La table est bonne. Les lieux sont rustiques, mais confortables.
Quand on passe par Lourmarin (Vaucluse), il est bon, en dehors de la visite obligatoire au château, de faire un tour au cimetière. Pour une raison qui dépasse un peu l’évidence. Certes, on peut s’amuser à aller voir par courtoisie la tombe d’Albert Camus, ça ne peut pas faire de mal, avec son inscription rustique dans une pierre mal équarrie (on se veut simple, n’est-ce pas) et son agréable fouillis végétal.
Mais l’essentiel, au cimetière de Lourmarin, si l’on ne veut pas faire comme le troupeau vomi par les cars des touristes branchés « littérature » (je ne suis pas sûr qu'il y en ait tant que ça), est de rendre une vraie visite à la tombe de Henri Bosco (1888-1976). Assurément, des deux, c’est lui, le grand écrivain. L’avantage, c’est que vous y serez seul.
Je préfère de loin Bosco au « philosophe pour classes de terminale » (je ne sais plus qui disait ça d'Albert Camus), qui se prend très au sérieux, toujours guidé par le devoir de tous les militants du monde, de tous les « défenseurs de causes » : lutter pour des idées, étendard au vent. Insupportable. J’en suis resté à : « Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente ».
A son actif, la mémoire de Henri Bosco repose sur une œuvre considérable, et une œuvre, par bonheur, exclusivement littéraire. J’ai déjà dit combien certains aspects, en particulier tout ce qui tourne autour de la spiritualité, avaient quelque chose d’agaçant. Cela étant dit, je le tiens pour un écrivain majeur du 20ème siècle. D’abord parce qu’il possède un ton qui n'appartient qu'à lui, parce que, livre après livre, il a élaboré un univers romanesque profondément original, personnel et particulier.
Ensuite, parce que cet univers romanesque se double d’un univers « psychologique » (cela dit faute de mieux) qui ne ressemble à aucun autre, et qui, pour aller vite, se caractérise par une sorte de creusement dans le visible, une obsession sans doute héritée de l’enfant que fut Bosco, qui se décrit comme nerveux, fiévreux, très attiré par le songe, par la nuit, par les mystères dont il dote les choses et les êtres.
Tout objet appartenant à la réalité possède un corps, une apparence, mais recèle, pour qui veut la voir, une âme secrète : « Les plus humbles [merveilles] me sont les plus chères. J’y tiens (et cela depuis mon enfance) par un goût que j’ai, inné, obsédant, de la vie secrète des hommes et des choses ». Car dans l’œuvre de Henri Bosco, il y a au moins deux mondes : l’un est d’un prosaïsme laid, plat, bas et brut ; l’autre, le vrai, est nocturne et poétique, mouvant et périlleux.
« Poétique » n’est jamais dit comme tel. Bosco semble surtout ne pas vouloir se revendiquer du registre poétique, et pourtant, j’ai envie de dire que sa façon d’écrire a à voir avec une poésie en action. Mais il est surtout ouvert sur les infinis, sur les rêves, les dangers qui guettent la raison lucide quand l’être qui gît tout au fond de chacun se met à guetter avec angoisse et envie ce qui pourrait surgir de l’ordinaire pour le fissurer.
Pourquoi je reparle de Henri Bosco ? Parce que je viens juste de lire Un Rameau de la nuit. Publié en 1950, c’est donc un livre de la maturité. L’auteur connaît et maîtrise son univers, sa langue est au sommet, ses hantises pourraient presque paraître naturelles. Ici, les reproches que je lui faisais dernièrement n’ont pas lieu d’être. Certes, il parle de la « lymphe » qui monte du fond de la terre dans le corps des arbres. Certes, il décrit comme une agression le grand coffre aux aigles sculptés qui meuble sa chambre dans la vaste maison qu’il loue. Certes.
Mais l’essentiel n’est pas là. Et selon moi, l’essentiel a quelque chose d’extraordinaire. Le préambule laisse craindre le pire (« Mais déjà le sentier s’acheminait vers elle. Il marchait devant moi. Confiant, sans se retourner, filant tout droit, il me montrait cette crête pierreuse, et, certain de se faire suivre, il grimpait dans les cailloux. Il était content. Je le sentais bien. C’était un pauvre et vieux sentier qui avait dû attendre »). Autant le dire, cette façon de s’exprimer me rase très vite. Je la tiens pour un simple formalisme, et purement esthétique.
Heureusement, l’auteur laisse bientôt de côté ce ton pénétré d’animisme qui m’écœure tant soit peu, pour en venir à plus de concret. Ce n’est pas que j’éprouve quoi que ce soit d’hostile à ce qui vient du plus intime de l’homme : le 2ème mouvement (« andante molto cantabile ed espressivo ») de la sonate opus 109 (ci-contre le compositeur, juste après le 26 mars 1827, jour de sa mort) marqué « gesangvoll, mit innigster Empfindung » me fait tomber à la renverse. Mit innigster Empfindung ! Mais les quelques phrases citées ci-dessus m’apparaissent factices et maniérées, comme un excès d’artifice dont l’auteur aurait pu se passer aisément, tout en arrivant au résultat souhaité. Pas besoin d’en rajouter.
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 19 février 2013
O. V. DE LUBICZ MILOSZ
19 JANVIER - 19 FÉVRIER : DIDIER, UN MOIS DÉJÀ.
C'est un grenier plein de mémoire. Bourré à craquer des vestiges de vies qui nous ont précédés. A part les journaux, méticuleusement ficelés et montés en piles vagues par le grand-père, dangereusement entassées dans le coin d'un comble sur un plafond dont on ne sait rien, situé juste à droite sous le toit quand on monte, sonore, l'escalier en bois, on a le choix entre le rebut de matelas en paille vêtus de toile grossière mangés de la vermine, et le vestige des dragons de 1914, cette vareuse à boutons dorés et parements rouges. Il y a bien d'autres motifs de rêverie ou de dégoût. Entre les constructions précaires, en allumettes, édifiées par des esprits qui ont encore de l'espoir dans les beautés du monde, et la machine à coudre à pédale, redoutable de simplicité, avec sa courroie de cuir scellée par une agrafe, l'enfant fait des provisions de rêves, de souvenirs et de littérature. On accède au toit par une courte échelle vermoulue, il suffit, pour se trouver en danger, de soulever la tabatière par la longue tige métallique crantée. A égalité avec les oiseaux, on peut contempler, jusqu'aux collines brumeuses du lointain, la platitude de la vaste plaine écrasée de la B. Les tuiles, au plus fort de midi, sont brûlantes. Il faut engranger du regard plus qu'on n'en peut contenir, puis, à la cloche, retourner dans les ventres intérieurs du monstre familial.
LA MAISON DE DIDIER EST TOUT À FAIT À DROITE
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dimanche, 08 janvier 2012
AU FIL DE "LA RECHERCHE" (3)
La fille de cuisine a accouché, mais devra à terme quitter son poste à cause de l’asthme (tiens donc !) que lui provoquent les asperges que Françoise se fait un malin plaisir de lui faire « plumer » tous les jours. Françoise apparaît alors d’une férocité féroce pour qui n’est pas de son clan.
Marcel nous fait ensuite le tableau ironique (mais que je trouve faisandé) des samedis où, Françoise devant aller au marché à Roussainville, le repas est avancé d’une heure, ce qui déclenche un nombre invraisemblable de plaisanteries qui ne sont drôles que dans le petit cercle familial, du genre « détail dont on fait une montagne de bonne humeur ». Cette avance fait que la journée va sembler très longue à tante Léonie.
On a droit au mois de Marie et aux visites à l’église remplie d’aubépines (nouveau tableau détaillé). A la sortie, on rencontre Monsieur Vinteuil qui, lorsqu’il reçoit les parents du petit, dispose un cahier de musique sur le piano, mais c’est pour mieux se défiler quand il est sollicité.
Il y a l’épisode Legrandin : un voisin élégant sans affectation, mais qui, lorsqu’il est en compagnie d’une dame qui est sa sœur, qui n’est autre que la duchesse de Guermantes, affecte de ne pas même s’apercevoir de leur existence. Après un certain nombre de valses-hésitations, il est décrété une fois pour toutes que Legrandin est un snob, puisqu’il ne veut pas admettre qu’il connaît la duchesse de Guermantes. Il l’affecte pour n’avoir pas à rédiger une lettre de recommandation en faveur de Marcel et de sa grand-mère qui doivent séjourner à Balbec. Exit Legrandin.
Après avoir rendu visite à la tante Léonie (considérations sur la lumière du soleil couchant comprises),au retour d’une promenade du côté de Guermantes, forcément plus longue, on fait en famille une promenade du côté de Méséglise. Marcel s’appesantit sur les lilas du château de Tansonville, qui appartient à Swann.
Nouveau chapitre sur les fleurs : « Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs panaches de plumes blanches ou mauves que lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse ». Bon, cette fois, on a compris, Marcel, que tu es une fille.
Comme Swann n’est pas chez lui et qu’on ne risque donc pas de tomber sur Madame Swann, à laquelle il faudrait accepter d’être présentés, bien que le mariage de Swann fût considéré comme un déclassement, la famille a pu en effet longer le parc du château. C’est au cours de ce détour que Marcel fait la connaissance de Gilberte et qu’il en tombe aussitôt amoureux. Aïe mon cœur !
C’est au cours d’une de ces promenades qu’on aperçoit Mademoiselle Vinteuil, dont le père habite Montjouvain, passer à toute vitesse sur un tilbury, en compagnie d’une « amie plus âgée », avec laquelle elle « fait de la musique ». Mais enfin, ça arrive à tout le monde, de vivre en présence du vice et de s’en accommoder. De toute façon, Vinteuil est diminué, ce qui ne l’empêche pas de trouver Swann un homme exquis, alors que celui-ci le qualifiera plus tard, dans le salon Verdurin, de « vieille bête ».
Quand la promenade vers Méséglise rencontre la pluie, on s’abrite sous les halliers, ou sous le porche de l’église Saint-André-des-Champs : « Que cette église était française ! ». « On sentait que les notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIX° siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne , et qui se distinguaient pas autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. » Belle observation.
Pour montrer l’interpénétration entre passé et présent, je trouve que ce n’est pas mal. Il trouve même à Théodore, mauvais sujet s’il en est, les mêmes qualités de respect médiéval quand Françoise fait appel à lui pour soulever la vieille tante Léonie, qu’aux petits anges des bas-reliefs de l’église. Une église où est sculptée une sainte qui « avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin ». Quel sein doux à caresser ce devait être. On sent l’amateur de femmes !
Marcel prend l’habitude de se promener seul, « enveloppé dans un grand plaid », il aime observer une cahute couverte d’un toit de tuile, parfois rempli d’un soudain enthousiasme qu’il manifeste en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut ! ». Il espère qu’une femme va venir à sa rencontre, il a toute une rêverie peut-être pas amoureuse, peut-être sentimentale : « Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde ». Est-ce que ça sonne juste ?
Il observe ensuite Mlle Vinteuil et son manège dans la pièce avant l’arrivée de son amie. Quand celle-ci est là, autre manège entre les deux femmes, qui sont en train de se préparer ainsi une jolie soirée bien lubrique. Quelques considérations qu’il place dans le cadre du sadisme, de façon selon moi peu pertinente. « Ce n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir qui lui semblait malin. »
Quand il ne va pas vers Méséglise, Marcel va du côté de Guermantes. Ce n’est possible que quand on est sûr que le beau temps durera, car la promenade est beaucoup plus longue. On marche le long de la Vivonne. Un peu d’histoire sur les ruines du château des comtes de Combray. Un éloge du bouton d’or, quand il déferle en foule de son Asie natale.
Une description, si l’on veut, de la rivière. Une comparaison rigolote entre un nénuphar sans cesse basculé d’une rive à l’autre et la tante Léonie, « qui nous offrent sans changement au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se croient à chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours ». Que c’est bien dit.
La rêverie qui l’aurait conduit aux sources de la Vivonne ou à Guermantes même l’amène à évoquer la duchesse. Sera-t-il « le premier écrivain de l’époque » ? Ou bien, découragé, renoncera-t-il à la littérature ? L’avenir le dira, mon enfant. La duchesse est annoncée dans l’église de Combray à l’occasion du mariage de sa fille.
Elle s’assied dans la chapelle réservée à sa famille depuis des siècles. Marcel est interloqué par le fossé qui sépare l’idée qu’il s’en était faite et la duchesse réelle, « une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez ».
Une petite coquetterie de Marcel : « Combien, depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre ». On a ensuite une tentative littéraire du petit Marcel, qui écrit, assis à côté du cocher du docteur Percepied, une description du mouvement optique de trois clochers. Pourquoi pas ? On est vraiment dans l’analyse de ses propres sensations.
Il termine cette partie sur un avis étrange. Pour lui, la vie « la plus pleine de péripéties » est « la vie intellectuelle ». C’est là, semble-t-il, qu’il fixe à la littérature l’objectif de restituer le passé : « Et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait – comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule – ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères ». Je ne suis pas sûr que tout ça soit fort intellectuel.
« Combray » s’achève sur un retour aux affres des insomnies de Marcel, dues à l’absence du baiser maternel du soir, et au désordre des perceptions nocturnes, rectifié dès les premières lueurs du jour. La boucle est bouclée.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 14 août 2011
CIORAN : N'IMPORTE QUOI, MAIS QUEL STYLE !
Allez, je termine sur EMIL CIORAN.
Après Sur les cimes du désespoir, que j’ai considéré à la lecture un peu comme de la bouillie, j’ai attaqué Le Livre des leurres. Mais je ne suis pas sorti de la bouillie. En lisant : « Pour ceux qui ont dépassé la vie sans le vouloir… », je me pose la question : « Par la droite ? ». Et que pensez-vous de ceci : « Réjouis-toi de pouvoir, dans la confusion intérieure, être total ; de pouvoir en un instant actualiser tous les plans spirituels et toutes les oppositions. » ?
A partir de là, tout sera TOTAL : « Pourquoi vivre dans des fragments de temps, des bribes d’expériences alors que je suis capable à tout instant d’être tout en entier, de rendre actuelles toutes mes réalités et mes possibilités ? ». Ce ne sera plus que « paroxysme », « effervescence totale », « inquiétude totale », « expériences totales », « inquiétude absolue ». Il fait une différence entre « ceux qui sont tout à fait seuls » et « ceux qui le sont absolument ».
Ma parole, il y est resté, sur les cimes : « …ivre d’orgueil et d’extase vers les cimes ultimes de l’être… ». Il s’interroge plus loin : « La pensée ne mène-t-elle pas à tout ? ». J’ajoute : « A condition d’en sortir. ». Il note encore : « Ne pas oublier que les coups de poing, les cris, les gifles, la marche, le sport, les femmes, la vulgarité, sont à notre portée et que, par eux, nous pouvons gagner le combat dans le temps. ». Tiens, il a oublié le raton laveur.
Et puis, cette obsession du « nous », comme si ce qu’il ressentait était valable pour l’humanité entière, alors même qu’il déclare (p. 583) : « Il me suffit d’entendre quelqu’un parler sincèrement d’idéal, d’avenir, de philosophie, de l’entendre dire « nous » avec une inflexion d’assurance, d’invoquer les « autres », et de s’en estimer l’interprète, – pour que je le considère mon ennemi. ». La contradiction est ici aveuglante.
Dans ce Précis de décomposition, je sauverai quand même le premier chapitre, « Généalogie du fanatisme », qui me semble poser très bien ce qui est sous-jacent dans toute croyance : l’intégrisme. Si j’étais croyant, je serais fanatique, sauvagement intégriste, car toute croyance aspire à la totalité. C’est normal, puisque croire, c’est détenir LA Vérité. Pour tout croyant qui se respecte, il importe donc de combattre pour que tous l’admettent. Toute croyance a vocation universelle. Toute croyance est de nature totalitaire. Mais peut-on pour autant ne croire en rien ? C’est vrai que JACQUES BOUVERESSE a écrit un livre (Peut-on ne pas croire ? Agone, 2007) sur « la Vérité, la croyance et la foi ». Mais il est de fait que beaucoup déclarent ne croire en rien.
On a compris : je suis TOTALEMENT étranger à ce discours, et même d’un hermétisme brutal. Dans ces conditions, je ne vais pas continuer sur cette lancée à propos de Des Larmes et des saints, de Le Crépuscule des pensées, de Bréviaire des vaincus et de Précis de décomposition. Vous m’aurez laissé tomber bien avant. Pour résumer, je suis incapable de voir dans ce langage le récit d’une expérience intérieure : j’y vois des mots et, selon l’expression inventée par Le Canard enchaîné, des « paroles verbales ».
Allez, encore une gorgée de ce breuvage. « Comment pourrais-je oublier que je suis, quand l’excès de mort me délie de la mort ? » (Crépuscule). Quelqu’un peut-il me dire ce que signifie : « Un naufragé battu par toutes les vagues, projeté contre tous les rochers, aspiré par toutes les obscurités – et qui tiendrait le soleil dans ses bras ! » Et c'est le même gars qui dit pis que pendre de la poésie ! « La vie est éthérée et funèbre comme un suicide de papillon. » J’ai failli le dire ! « Je suis poète par tous les vers que je n’ai jamais écrits. » Et moi donc !
Et : « Pourvu que les cieux s’écroulent avant la ruine de l’esprit ! ». Et : « Même le suicide n’est qu’un hommage que nous rendons à nous-mêmes. » Ma foi, pourquoi pas ? La poésie ? « Elle nous fait descendre vers le suprême. » Il me l’ôte de la bouche. « Ne l’obligeons-nous pas [la mer] au reflux lorsque nous la regardons avec des yeux sans chagrin ? » « L’homme est le plus court chemin entre la vie et la mort. » Ça, ça me fait carrément marrer.
Bon, je ne vais pas m’acharner. EMIL CIORAN a sa statue, ses admirateurs. Ce que je peux dire, c’est qu’il est sans arrêt dans le paradoxe, l’exaltation, l’emphase, la généralisation, l’oxymore et la tautologie (« On croit sans croire et l’on vit sans vivre. »).
Alors, vous allez me demander pourquoi j’ai lu 737 pages des œuvres qui me sont à ce point étrangères. La question est légitime. Je répondrai d’abord qu’il y a quelque chose de fascinant dans la CONSTANCE du langage et du regard, dans la COHERENCE du propos. C’est étrange, mais il part d’une obsession, et il s’y tient, sans dévier d’un pouce de sa trajectoire. On peut considérer ce qu’il dit comme le symptôme d’une maladie, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a trouvé une voie qui n’appartient qu’à lui, et qu’il explore avec la plus grande obstination.
Je répondrai ensuite que si je m’y suis tenu sur plus de 700 pages, c’est qu’il y a quelque chose d’unique dans le STYLE. En lisant Précis de décomposition, je vais vous dire, je suis fier d’être Français. Enfin quoi, voilà un Roumain qui se met à écrire en français avec la pureté de langue qu’on trouve dans Paradoxe sur le comédien de DIDEROT, et face à ça, tous les petits écrivailleurs que nos éditeurs actuels publient à tour de bras ne s’ensevelissent pas sous la honte des pelures de pommes de terre qui sortent de leur plume !
Moralité, quel dommage que CIORAN … que CIORAN quoi, au fait ? Non, rien.
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